Je viens de lire deux petits livres et je suis bien embêté.
Le premier, c'est Delivering
Happiness (en français aux éditions Leduc, L'entreprise du
bonheur).
Il est l'oeuvre d'un Américain d'origine taiwanaise. Tony Hsieh
(prononcer "toniché").
Diplômé d'Harvard à 22 ans. En 1996, il crée une start up, revendue à
Microsoft deux ans plus tard pour 265 millions de $.
Il a 23 ans. Il glande un peu. Joue au poker à Vegas
(il lit des livres sur le poker pour gagner au poker et gagne au poker).
Il crée un fonds d'investissement. Investit puis prend en 1999 la
direction de Zappos.com, site marchand de chaussures sur internet.
En 2009, il revend Zappos à Amazon pour 1.2 milliard de $
(dont environ 20% dans sa popoche).
Sa vie, son grand œuvre, son approche du business sont tellement,
mais alors tellement loin du capitalisme à la française. Là on y voit la
quintessence d'une vision communautariste, positiviste, utilitariste,
volontariste
dont les Américains ont le secret.
Hsieh, c'est un enfant né coiffé, confiant en lui-même et
dur à la tâche.
Zappos.com, c'est une entreprise - précurseur de la vente de
chaussures en ligne (une fiction grammaticale il y a encore quelques années) - construite
autour d'un noyau : la qualité du service client. Sans doute le meilleur service client au monde.
C'est
l'exemple de ce à quoi on peut aboutir quand on crée une entreprise
à partir d'une page blanche et qu'on n'a pas à gérer des décennies d'histoire, de
rancœurs
syndicales, de CEO mercenaires, d'actionnaires myopes et de salariés
désabusés.
C'est une culture d'entreprise aussi géniale d'intelligence que totalitaire, aussi
performante qu'infantilisante.
Un exemple par exemple, comme dirait Jacques Klein :
A l'issue de la première semaine de training des nouveaux
employés, on leur propose à chacun 2000$ s'ils démissionnent. En plus de leur
salaire prorata temporis. Comme ça, on est sûr que ceux qui restent le font
parce qu'ils croient dans la démarche de Zappos. Mélenchon entendrait ça, il avalerait Politique du Rebelle en format in-12.
Autre exemple par exemple, c'est que les téléconseillers ont carte blanche
pour offrir le meilleur service client. Pas de durée maximum de conversation,
pas de vente forcée, pas de guide d'entretien. Autonomie totale.
Hsieh raconte que le plus long échange téléphonique entre un
client et un téléconseiller a duré près de 6 heures (sur Wikipedia, ils disent 8
heures).
Bref.
La qualité du contact client d'aujourd'hui construit les
ventes de demain. Chez Zappos, on n'hésite pas à te répercuter sur un site
concurrent s'ils sont en rupture d'un produit…
Deuxième livre : Amazonie.
Infiltré dans le meilleur des mondes.
Petit récit de Jean-Baptiste Malet, 26 ans, qui s'est fait
engager dans une plateforme logistique d'Amazon à Montélimar pendant plusieurs
mois pour comprendre et raconter ce qu'il est impossible de savoir autrement,
étant donné le culte absolu du secret et la pression qu'Amazon exerce sur ses
salariés pour empêcher toute fuite, si minime soit-elle sur ce qu'il y a à
l'intérieur de la boîboîte.
Rappelons-nous que Hsieh a vendu (par échange d'action)
Zappos.com à Amazon.com. Donc il partage des trucs avec Bezos, en dehors de lui
préparer des burgers sur le BBQ de son jardin.
Le récit de Malet est édifiant sur l'obsession productiviste
et la pingrerie mesquine d'Amazon, le décalage ahurissant entre l'optimisme
volontariste d'un Hsieh et le désespoir pessimiste du salariat précaire de
notre pays.
N'étant allé vérifier ni à Las Vegas ni à Montélimar, je ne
peux que juger sur la base de leurs propos. Donc toutes choses égales par
ailleurs.
Deux anecdotes sur "l'Amazonie" de JB. Malet.
Quand on rentre dans l'entrepôt, on peut lire marqué au
dessus de sa tête un très beau "Work hard. Have fun. Make history" en
anglais dans le texte.
Qui génère un mélange d'indifférence et d'incrédulité chez les
intérimaires qui se pressent pour prendre leur poste à 21h30.
Malet a choisi d'être picker
pour son enquête.
Le picker, c'est celui qui va chercher les produits dans son
chariot pour les amener au packer qui
lui les emballe.
Pour picker, le picker parcourt plus de vingt kilomètres
chaque jour (ou nuit). Son parcours est réglé par l'ordinateur qui l'oriente vers
les produits les plus proches, comme dans une sorte de chasse aux œufs de
Pâques sans fin, où sa productivité est mesurée en temps réel.
JB Malet n'y va pas de main morte sur la méchanceté, le
sadisme, l'ingratitude, l'hypocrisie, la cupidité de l'entreprise Amazon et de
son système qui emprunte plus à Taylor qu'à Toyota.
Même si Amazon est loin d'être la seule entreprise en France
ou dans le monde à pratiquer flicage, brimades et rentabilité obsessionnelle,
le livre de M. Malet nous met en lumière le décalage entre la légèreté de l'acte d'achat et la réalité humaine derrière.
Alors qu'est-ce que je fais ? J'arrête Amazon ?
Je leur achète un... paquet de trucs à l'heure actuelle. Et depuis quinze ans, je leur ai filé un max de blé.
J'ai commencé sur le .com en 1998. Puis le .co.uk parce que
la livraison était plus rapide. En 2000, je suis passé au .fr.
"J'ai tout vu, tout fait, tout usé" chez Amazon pour
paraphraser un de ses fournisseurs. Le One-Click™, le compte Premium, le Market
Place. J'ai acheté, mais alors, de tout. J'ai vendu aussi.
Avant je me faisais livrer au bureau pour avoir l'air
tendance. Quand je rentrais de déjeuner, je trouvais ma commande sur mon
bureau. Sous les yeux de mes collègues EBAHIS. Et moi J'EXULTAIS.
Après, je me suis fait livrer chez moi, pour avoir le
plaisir de trouver ce petit paquet marron au pied de ma porte en rentrant.
J'ai constaté, sans aucun regret ni nostalgie ni culpabilité, que la
multiplication des petits paquets marron a coïncidé avec une raréfaction voire
quasi-disparition des petits sacs marron de la FNAC.
Mais depuis ce "voyage en Amazonie" (livre très à charge et peut
être pas totalement objectif. Encore une fois, je n'en sais rien), je suis en revanche conscient d'une chose : c'est
qu'avant que le gars d'UPS sonne à ma porte avec mon paquet contenant des
cartouches d'imprimante, une monographie de Jean Widmer ou une centrale à
vapeur, et pour assurer les délais de livraison proprement hallucinants
d'Amazon, ce n'est pas l'entreprise du bonheur derrière.
Ce qui me frappe surtout, c'est à quel point tout est
magiquement et génialement pensé pour rendre l'acte d'achat aussi facile que
possible et occulter toute la sueur du back office.
C'est cet écran de fumée soigneusement entretenu qui, quand il se dissipe un peu commence à piquer les yeux et devient désagréable. N'en déplaise au très fat Montebourg.
Alors qu'est-ce que je fais ?
Je supprime mon compte Premium et le One-Click™ ?
J'imprime les pages de livres que je veux acheter
et je descends les porter à la librairie d'en bas (en espérant qu'ils ne se
fassent pas livrer par Amazon eux) ?
Et puis quoi d'autre ?
Le mathématicien Von Neumann expliquait à Richard Feynman pendant leurs promenades à Los Alamos qu'on n'a pas à se sentir responsable du monde dans lequel nous vivons. Cela dit, il travaillait sur la bombe atomique alors ceci explique peut être cela.
Mais moi dans tout ça ?
Je suis bien emmerdé.
Et qu'est-ce que je fais le jour de la sortie de l'iPhone 5S ? Je reste avec mon 5 ? Mais c'est pas possible !
Alors qu'est-ce que je fais ?
Comme disait Etienne Dorsay à Daniel dans Un éléphant ça trompe énormément quand on lui demande s'il veut une martingale :
- Là je sais pas. Franchement je sais pas.